On est arrivé tard. A une heure ou d'ordinaire on ne visite pas les gens. La maison est éclairée. Beaucoup de voitures dans la cour. Des ombres bougent dans le jardin. On s'approche et on entre. On ne sait plus très bien qui nous accueille tant tous ceux qui sont là nous sont familiers. On est dans cette grande pièce, à la fois cuisine et salon, centre de vie de la famille. Un brouhaha nous accueille, un peu étouffé mais joyeux quand même, de ceux qui s'aiment et qui se retrouvent. La mort n'empêche pas la joie des retrouvailles même si elle met au fond des cœurs un poids si lourd que de temps en temps il se doit d'éclater en chagrin. On s'excuse de l'heure tardive. On se reconnaît. On s'embrasse. On se laisse raconter une fin difficile bien qu'hélas attendue mais remplie de beaux mots, de beaux gestes et d'espérance surtout. De cette Espérance avec une majuscule qui donne aux croyant un surcroît de force dans les moments douloureux. On resterait là des heures si on oubliait que nos amis ont aussi droit à un peu de repos pour reprendre des forces .
Alors on s'avance pour passer un dernier moment en sa présence.
Il est là dans le grand salon, dans son salon de musique. C'est une belle pièce, un peu à l'écart du reste de la maison. Une pièce qui avait été nécessaire pour s'isoler du bruit d'une famille nombreuse et pouvoir répéter sa musique dans de bonnes conditions. La pièce est belle. De beaux meubles, de beaux objets, une belle harmonie. Sur le mur un luth sur lequel il s'essaya quand il trouvait que la guitare demandait trop d'énergie pour son corps fatigué. Je me souviens de cette explication qu'il me fit à moi, profane en tout instrument, il y a quelque temps déjà.
Derrière lui une belle cheminée de pierre est éteinte aujourd'hui. Deux bougies encadrent sa tête qui font frissonner la lumière. Il est là allongé au milieu de la pièce dans une belle et noble attitude qui lui va si bien. Il porte cette belle veste de velours noir et ce cordon noir aussi qu'on appelle, je crois, un bolo que portaient autrefois les provençaux. Lui, les portait toujours dans les belles occasions. Il était charentais et s'il le revendiquait il est aussi devenu provençal, par amour et par adoption. Il l'est devenu, comme il faisait toute chose, pleinement.
Il est là. Nous savions bien sûr que son âme est déjà ailleurs, mais ce corps présent nous aide. Son épouse nous accompagne. Elle nous raconte ces derniers moments si difficiles et cette belle harmonie familiale. D'autre amis rentrent dans la pièce et se recueillent un instant. On s'assied. Il est là, bienveillant. On parle beaucoup de lui mais beaucoup aussi de ceux qui vont maintenant devoir vivre sans lui. On se raconte les bienfaits discrets mais efficaces dont sont capables ceux qui nous aimèrent quand ils sont dans cet au-delà font on sait trop peu de chose. Le bruit des autres membres de la famille nous parvient étouffé. Et c'est le tour de ta sœur, religieuse, que je ne connaissais pas encore de s'avancer pour prendre congé. Tes deux sœurs religieuses, elle et une autre, dans leurs maisons de prières, à deux endroits différents . Celle-ci porte avec dignité le bel habit blanc des dominicaines, l'autre est bénédictine. Je ne la connais pas encore et j'ignore si elle sera présente.
Et le temps est passé. Trop vite. Le temps d'un dernier adieu, d'une dernière visite. Nous prenons conscience qu'il est vraiment très tard. Il nous faut partir. Un dernier regard, un dernier salut. Aujourd'hui nous ne nous quitterons pas sur une de tes accolades, ta manière à toi, de saluer les hommes. Nous repassons par cette belle salle où sont rassemblés encore, malgré l'heure tardive, famille et amis.
Nous n'arrêtons pas depuis cette triste nouvelle d'évoquer entre nous, cette famille que nous aimons. Demain lundi nous te porterons en terre. Nous partirons de cette belle abbaye qui nous est chère vers le cimetière de votre village où tu demeureras maintenant. Entre Ventoux et Dentelles de Montmirail, un bel endroit.
Et ce soir, mon cher ami, après une prière pour le repos de ton âme, je veux aussi me souvenir de toi d'une manière profane. Alors je me suis versé un verre d'un vieux whisky ( en vieillissant nos goûts se sont affinés dans ce domaine ) et je le bois à ta santé. J'entends alors ta belle voix de basse profonde me redire : " Tu reprendras bien, mon cher Jacques, un verre de cette excellent whisky." Bon voyage pour cet endroit plein de mystères dont nous savons au moins que les louanges sont accompagnées d'instruments à cordes. Tu y trouveras ta place.
A Dieu, mon ami.