Où il est à nouveau question d'Hercule Savinien
L'histoire est toute fraîche. Le soir tardait un peu plus à tomber. Chaque jour nous offrait quelques précieuses minutes supplémentaires mais le mistral, lui, redoublait de force. Je m'apprêtais à terminer une longue journée passée à poncer plafonds et murs et j'étais blanc comme un vieux boulanger. Tout à coup le vent cessa. Pendant quelques minutes on n'entendit plus rien. Puis une immense clameur. Un étrange attelage. Plusieurs centaines de canards, harnachés ensemble, tiraient une sorte de carrosse transparent. On eut dit qu'il avait été fait en vessie de porc comme ces abats-jours d'autrefois qui laissent passer une lueur blafarde. Leur nombre était si impressionnant que l'on croyait d'abord à un nuage. Ce nuage emplumé s'arrêta au dessus de la maison, puis avança encore de quelques mètres et une échelle de mots entrelacés permis à un étrange personnage de descendre de l'appareil. Lui même était vêtu de ces étranges vessies et sur son dos, deux d'entre elles reliées à un boyau lui permettaient de respirer. La créature manqua le dernier échelon et s'étala de tout son long en hurlant un "Mordiou !..." retentissant. Je reconnu tout de suite la voix et me précipitai en criant.
"Mon cousin, que fais-tu là ? Et quel est cette étrange appareil ? "
Il se débarrassa de ses vêtements excentriques et se précipita dans mes bras. Je ne vous raconte pas l'étreinte de cet ancien cadet de Gascogne mais je crois que les oies de ces pays ont moins d'odeurs que lui. Il éclata de rire en disant :
"Tu me manquais cousin. Tu devais m'écrire depuis le mois de septembre de l'année dernière. Sans nouvelles je m'inquiétai. Je sus que tu étais là. Me voici ! A toi de me dire le pourquoi de ton étrange pâleur poudrée."
Nous partîmes tout deux, de conserve. Je lui expliquai mon état, la maison à réparer, les travaux, la fatigue mais le plaisir...surtout le plaisir. Et lui me raconta qu'il essayait de mettre au point sa machine à conquérir l'univers. Il y avait laissé le reste d'une fortune déjà bien écornée par le jeu et les beaux gestes parfois trop généreux.
J'étais heureux de cette parenthèse et j'avais du temps devant moi. Je décidai de passer la soirée avec lui, de l'héberger peut-être quelques jours. Il donna congé à ses bêtes qui lui obéissaient au doigt et à l'oeil et nous partîmes chez moi.
Un bon repas plus tard, un bon feu allumé et quelques verres d'un vieil armagnac. Il alluma une longue pipe de terre et je regrettai aussitôt de ne pas même savoir fumer. Il éclata de son bon rire sonore lorsque je lui dit, tant, pour lui, la chose était incongrue.
Il ajouta :"Tu sais j'avais envoyé en éclaireur une de mes canes de l'attelage que tu as vu. Je lui avait fait promettre de ne rien te dire mais c'est elle qui m'a renseigné."
On venait de me transmettre un étrange interrogatoire auquel je ne savais répondre sans dévoiler tout de moi. Je trouvai cela très intime et l'exercice pour moi était trop difficile. Je décidai de lui soumettre. Et pendant que la nuit s'écoulait et avec elle les petits verres. J'intercalai quelques questions entre ses récits picaresques ...et sonores.
"Saurais-tu me dire Hercule Savinien, quel est ton plus grand regret ? ". Il répondit :"Ne pas être Christian mais je crois bien que le plus grand regret de Christian fut de n'être pas Cyrano. Ainsi est faite la nature de l'homme."
"Crois-tu que tu aurais pu être un autre ?". "En me faisant dit-il ,je crois bien que Dieu, fit une grosse erreur. Je pense qu'il est capable de multiplier ce genre de catastrophe. J'aurai pu naître sous mille autres contrefaçons."
"Et aujourd'hui, lui dis-je, quel combat te semble le plus important."
"Ce que je vais te dire vaut pour toutes les époques. Ce combat c'est celui que tu livres, que je livre, que nous livrons à nous-mêmes pour obtenir la paix avec nous mêmes. Nous sommes nos pires ennemis. nous n'avons pas besoin des autres."
"Et poursuis-tu un rêve ? Un, que dis-tu, j'en poursuis cent, j'en poursuis mille. Je les chevauche. Je me plais avec eux. Je les transforme en réalité et à leur tour ils me transforment ma vie en rêve éveillé."
"Et cette vie, que tu mènes. te comble-t-elle ?"
"Comment pourrais-je être comblé alors que Roxane aime Christian. Mais je crois que je préfère qu'il en soit ainsi. Quand les trous sont comblés la vie devient bien plate."
" Et si tu devais te défaire de tous tes biens. que garderais-tu ?"
"Cornediou, ma rapière, sans elle mon bras semble trop court et je m'en veux occire tous les ... de la terre." Il y avait en lui alors une telle colère que je ne compris pas le mot en pointillé.
"Et comment vois-tu tes dix prochaines années ?"
"Dix ? Tu ne sais donc pas que je suis passé de l'autre côté du monde dans cet endroit où le temps ne compte plus. Une seconde ou mille ans...quelle importance ?"
"Ne me dis pas qu'il n'y a pas un livre qui te paraisse incontournable. "
"Oh, cousin, Que signifie cet étrange questionnaire ? Ne serais-tu pas un espion à la solde des espagnols ? "
J'eus très peur de son air. Mais très rapidement je compris qu'il galéjait, par affection, par amitié, par bonne manière.
"Je crois que c'est celui de Rostand mais ne me demande pas pourquoi."
" Et saurais-tu évoquer le souvenir d'une injustice criante ? Je peux Hélas t'en parler savamment. Une seule, un exemple, c'est ce nez ridicule. Ce grotesque appendice qui me coûta mille défis et qui m'obligea à mille duels."
"Et te reconnais-tu entre ce que tu étais et ce que tu es devenu ?"
"J'étais un jeune coq, bien fier et pas très malin. Je suis un vieux coq, moins fier et beaucoup plus malin."
"Et comment définis-tu ta foi ?" Là, il prit du temps, il inspira profondément. Il regarda loin à l'intérieur de lui-même puis très loin au-dehors vers l'horizon.
"L'étrange sensation d'être tout petit et d'être grand par l'amour qui me regarde. Savoir que l'on n'est rien et que l'on est tout. que la plus petite des créatures peut communiquer de fils à Père avec le plus grand des incréés. Sentir la force dans sa faiblesse et savoir que le sentir c'est déjà le don."
Ce fut moi qui alors me tint coi. Le feu commençait à s'éteindre, la veille pipe de terre aussi. Le chien à nos pieds fit un étrange bruit qui nous surpris. Comme s'il comprenait tout ce qui avait été dit.
Alors nous nous regardâmes fièrement dans les yeux. Comme lorsqu'on s'est dit de ces mots qui scellent l'amitié et nous partîmes ensuite d'un grand éclat de rire. La bouteille était vide. Il fallait se coucher. Demain ma journée serait rude et lui à l'aube s'harnacherait à nouveau et repartirai dans son étrange vaisseau.
Alors je vais ce soir faire de même.... non sans vous souhaiter, amis patients de la lecture, une très douce nuit.