Images de profs (3)
L'homme entre dans la pièce. C'est son premier cours de l'année. Comme chaque année il va voir passer toute une tranche d'âge. L' âge où on se construit, souvent seul, parfois aidé mais sans en avoir la vraie conscience. Une vie qui devient vraiment la "sienne".
Un homme ordinaire parmi des gens ordinaires. On le croiserait dans la rue sans le remarquer, si ce n'est peut-être un profond sourire permanent et une incroyable étourderie du quotidien. Ordinaire mais pas tant que ça ! Et si on y regarde de près on trouve toujours le détail insolite, les deux boutons décalés sur la chemise, les deux chaussettes de couleurs différentes, le noeud de cravate juste ébauché et abandonné en cours de route. Et puis peut-être un vrai don de ne suivre aucune mode, aucun courant. Des lunettes d'un autre temps, souvent rafistolées, une pipe légendaire à une époque qui sait encore atacher au tabac un vrai sens du plaisir plus qu'une menace permanente.
Il sera le professeur de tous les élèves de terminale : son échantillon de population préféré. Il les étudiera autant qu'il leur transmettra. Il leur dira même qu'il apprend d'eux chaque jour.
Autant de classes, autant d'introductions originales. Pour Jacques et ses camarades (il dit toujours "camarades", un mot trop galvaudé, qui chez lui a le bon goût de l'enfance, de la camaraderie de jeux et de malices), il parlera de son cours. "Rendez-vous compte, leur dira-t-il, que la France est le seul pays où l'on enseigne la philo à tous et pas seulement aux spécialistes (j'ignore encore à ce jour si c'était vrai) et avant même l'université. On vous laisse du temps non pas pour un savoir, mais pour mettre en oeuvre ce magnifique instrument qu'est votre intelligence. On vous donne du temps pour apprendre à réfléchir, pour ...Vous.
"Je ne serais qu'un modeste artisan qui vous apprendra l'usage des meilleurs outils !". Et pendant un long temps, sans autre trame que l'abondance de son coeur, il nous raconte la philo comme on raconte un grand amour. Puis vient la fin. "Puisque vous avez compris ce dont il s'agit, vous allez choisir un sujet, un mot, une phrase, une citation et vous écrirez à son propos ce qu'ils vous inspirent comme réflexions."
C'est alors le vertige qui commence pour les élèves. D'aucuns sont mal à l'aise qui ont le réflexe et le besoin d'être toujours guidés par des méthodes. D'autres y voient une occasion de facilité. Enfin pour certains, c'est un vrai vertige qui s'empare d'eux. Des copies étonnantes, très vite corrigées. Beaucoup se sont réfugiés dans les thèmes de leur bouquin, voyant là une sorte de piège, de manière de coller les élèves : difficile l'exercice de la confiance ! Pour Jacques ce sera peut-être le sujet le plus difficile de sa scolarité. Il va y mettre tout son coeur et toute son énergie...pour un résultat bien médiocre. Chaque correction copie donne à l'élève un véritable portrait de lui même, mais pas une analyse orgueilleuse ni pédante, plutôt un accompagnement dans de nouveaux chemins.
Un cours entre parenthèses dans une année charnière. La découverte du reste n'est qu'un mélange de bienveillance et de compétences derrière une vraie humilité. Et ce jeu de la découverte de l'historie de la pensée des autres, connus ou non, qui pour certains deviendront des compagnons de route. Et ce mélange entre l'exercice de la liberté et l'économie d'énergie dans cette liberté qui est le recours à la pensée déjà commise.
Il restera de ce cours beaucoup plus qu'une médiocre note obtenue à l'examen. Il restera l'amour de la pensée et ce véritable apprentissage. Voir ce que fait le maître, l'imiter parfois pour s'approprier le geste jusqu'à le faire sien. Et quel bel apprentissage que celui de l'amour de ses contemporains.
Il fallait bien un très beau sujet pour conclure ce premier lot de portrait. Comme l'écriture est faible dans certains cas pour traduire tout ce que l'on voudrait dire !
Un peu de lumière dans un ciel de printemps aux allures d'automne.
Bonne journée.