Le jeu du "je"
Jacques s'était assis devant la feuille blanche. Très impressionné. Il avait enfin décidé d'écrire à la première personne du singulier. Ecrire à la première personne était pour lui quelque chose d'insolite, presque impudique. Toute son enfance, il avait reçu l'éducation complétement contraire. "Ne pas parler de soi." "Rester à sa place." "Ne pas considérer que ce qu'on faisait ou que ce que l'on disait pouvait avoir une quelconque importance." Ce n'était pas le cas dans sa famille où chacun des nombreux enfants avait toujours quelque chose à dire et ù régnait une douce anarchie. Là, ce qui était le plus difficile c'était de réussir à faire passer son message, à imposer sa voix.
C'était plutôt le mélange de cette éducation scolaire où seul ce qui était enseigné avait de l'importance et où il fallait surtout recevoir mais aussi l'ensemble des règles de la société. Il y avait aussi les jeux dans la cours où c'était les plus "grandes gueules" qui imposaient leurs avis. Jacques était plutôt timide. Il avait appris à se taire, à écouter, et à regarder.
Il avait compris par la suite que chaque être humain est à la fois sans importance et pourtant si intéressant. Il avait developpé son sens de l'observation, de l'admiration des plus petits au dépens de celle des grands : Eux tout le monde s'intéressait à eux. Chacun commentait leurs vies à l'envie. Alors pourquoi rajouter sa voix à l'unisson du concert des autres ?
Et comme Jacques était un peu orgueilleux, il avait pris l'habitude de se regarder lui-même comme il regardait les autres. Comme un étranger. Il avait pris l'habitude ainsi de parler de lui à la troisième personne du singulier.
Et cette schizophrénie consentie lui plaisait bien. Elle lui permettait du recul sur sa vie et même de petites auto-satisfactions.
Puis Jacques fit un blog. Un blog pour lui c'était une aventure. Il allait livrer aux autres ses écrits. Les livrer à des gens qui ignoraient tout de lui. Il allait laisser au hasard d'Internet quelques mots plusieurs fois par semaine....et puis voir.
Le résultat le surprit . Finalement pas mal de lecteurs qui au hasard de leurs journées ou de leurs nuits venaient lui rendre une petite visite. Il aurait eu envie de tous les connaître, de scruter leurs vies, de connaître leurs goûts, leurs intérets, leurs désirs. Il aurait eu envie de satisfaire toutes leurs envies en matière de lecture....pour lui d'écriture.
Parmi eux, certains mêmes dans leurs propres blogs se présentaient, s'annonçaient, se faisaient connaître. Il intervenait à son tour. Il dialoguait avec eux. Certains même ajoutaient en référence l'adresse de son blog, de son espace "à lui" et même parlaient de lui pour le faire connaître. Il adorait cette publicité, cette contamination. Il aimait aussi nventorier ces blogs, y laisser son avis, y recueillir le leur.
Il aimait recevoir aussi les messages de ceux qui n'avaient pas fait le pas d'avoir leur propre espace mais qui lui laissaient leur avis et souvent de délicieux messages. Il était surpris d'être souvent si bien perçu.
C'est le plus souvent le matin qu'il allait à l'attaque de sa page blanche, aux heures douces du silence le la nuit qui s'achève et de la maison qui dort. Eux venaient le rejoindre dans les jours et les heures qui suivaient. Parfois l'un d'entre eux laissait sa marque un peu plus tard. Au bout d'un ou deux jours le silence revenait.
Jacques commença à écrire :"Je...". Le reste ne suivait pas. Pourtant ce serait les mêmes choses qu'il allait raconter. Ses journées, celles des autres, ses sentiments. " Je suis...", "Je veux...", "JE pense que ....". Décidemment la phrase ne voulait pas s'achever. Lui revenaient les ombres de l'EGO dont on se moque, de ce MOI qu'il faut haïr, de "se rendre intéressant" qui le bloquaient sur place.
Il n'y parviendrait pas. Peut-être allait-il décevoir un lecteur ou une lectrice. Désolé, Jacques quittait son blog en laissant sa page presque vide et en se demandant même s'il allait la publier quand l'envie d'être lu et de vous retrouver tous fut si forte qu'il ne résista pas et appuya sur le fatal "poster et publier" en bas à droite de son écran.
Finalement il est en fut très heureux et les deux phrases qui lui vinrent furent "Je vous souhaite une très bonne journée." et "J'ai hâte d'avoir de bonnes nouvelles".
A très bientôt.