Variations jacquaires (1) : le grand frère
Presque deux mois qu'il est parti, ou plutôt, qu'ils sont partis. On ne sait pas pourquoi. Ils ont laissé leur vie ordinaire, leur vie de tous les jours. Ils se sont acheté un sac, quelques vêtements et quelques objets pour le remplir, ils ont rejoint leurs amis et ils sont partis. On ne sait pas pourquoi. D'ailleurs doit-on le savoir ? Eux-même le savent-ils ? Et puis ils ont marché au rythme de leurs pas, au rythme du chemin, de ce chemin qu'ils tracent et de ce chemin qui aussi les façonne. Ils ont fait une étape, puis une autre. Ils sont arrivés à une frontière. Ils se sont séparés, chacun marche à son rythme. Il faudra pour certains plusieurs passages, plusieurs années. C'est vrai qu'il est beau ce chemin qui nous rappelle que nous avons un corps, que nous avons des pieds et des membres qui peuvent parfois nous trahir et nous rappeler la souffrance.
Aujourd'hui il est seul. Sa femme est reparti assister une fille qui va à son tour devenir mère. Les amis sont repartis pour revenir un jour. Je vais marcher trois jours avec lui.
Plusieurs dizaines d'années que nous avons quitté tous deux la maison familiale après y avoir partagé nos premières années. À mon tour j'ai pris mon sac. J'ai acheté ce qui me manquait depuis le temps lointain des marches. Je suis parti tel que j'étais. J'avais trouvé le temps : une petite semaine. Prendre sa voiture. Le rejoindre à l'étape. Partir sur le chemin alors que le soleil dort encore. Une longue montée, une grande fatigue. Un corps qui dit : "trop! Stop ! Tu n'es pas préparé. " et pourtant pas d'envie d'arrêter. Et le jour qui se lève, mais on est pris dans un nuage : on ne voit que la brume. Et la montée qui continue,et la fatigue aussi. Et on sort du nuage. Et c'est déjà la récompense. Quelques îles au milieu d'une mer de nuages. Un soleil radieux. Quelques vaches, quelques moutons, des pâturages. Et puis quelques chevaux sauvages qui se poursuivent : magnifique ! Parfois quelques oiseaux de proie qui tournent au dessus de ce monde de silence. Un spectacle de toute beauté, à couper le souffle. On aimerait le partager mais on se dit que non, que le chemin est le chemin et que ce chemin c'est le silence. On marche au même pas...ou presque : deux mois de marche ont aguerri son pas, il faudra un peu de temps pour retrouver le même rythme. On parle peu. On s'arrête peu. Déjà le sommet. Déjà une fontaine opportune. On renouvelle son eau. On prend le pas de la descente, ou du plat, ou de la moindre pente.
On s'arrête. On déjeune comme autrefois d'un peu de pain et d'un peu de saucisson. Le temps s'est arrêté. On est un pèlerin sans âge, sans temps, sans époque. On est le chemin, on est la terre du chemin : on est tout mais surtout on n'est rien. Et on marchera encore. Et ce sera l'étape : le grand refuge, les lits superposés, les douches, le repas, la halte. Un beau nom "roncevaux": une bataille fatale, du cor, des héros, une catastrophé, une histoire qu'on partage. Partout la trace des anciens pèlerins croise celle des nouveaux. On se croise. On se salue, parfois même on se parle : quelques mots dans un mélange de langues. On se comprend.
On dîne. On se refait une santé. On assiste à la messe. Quatre vieux prêtres chenus qui bénissent tous ces gens que nous sommes. On chante. Certains prient. Et puis on dort. On repartira à l'aube. L'étape a permis l'échange, en son temps, à sa mesure. Un jour de retrouvailles sans qu'on se soit vraiment perdu de vue. Il reste encore deux jours. Du temps pour penser, du temps pour réfléchir, peut-être pour prier.
On retrouve un grand frère, un peu plus âgé, presque un jumeau... avec le recul du temps. Un dernier goût de vacances, un peu particulier.
Une curieuse impression que celle d'avoir depuis longtemps abandonné le monde, et celui des blogs aussi. Un travail qui reprend lundi. Un avant goût de rentrée générale. Content de retrouver des lecteurs.